Par Sébastien Bazin

Sebastien

E

n vacances à l’hôtel Trou aux Biches, le président-directeur général d’Accor partage sa vision des défis de l’hôtellerie.

S’adapter aux nouveaux modes de vie… C’est en quelque sorte la signature d’Accor. Votre dernier produit, Jo&Joe, est une auberge de jeunesse améliorée. Quelle a été votre réflexion ?

Jo&Joe – pour John and Joséphine – c’est la réponse à une tendance que l’hôtelier ne peut ignorer : les 18-30 ans veulent payer le moins cher pour la meilleure expérience. Abreuvés aux réseaux sociaux, ils connaissent tout sur tout et ont des exigences précises. Accor ne voulait pas rater ce virage. Nous nous sommes dit que pour rejoindre ces jeunes, il fallait les laisser fabriquer leur espace.

Depuis le début de l’hôtellerie, on a toujours imposé au client une chambre, c’est-à-dire deux lits, un espace physique contraint. Quand vous êtes trois, vous devez payer deux chambres. Avec le concept Jo&Joe, les lits, le vestiaire, les cloisonnements sont tous mobiles. Si les jeunes viennent à deux ou en bande de six, ils aménagent en conséquence leur espace. Au lieu de payer une chambre à 60 dollars, ils paient le lit à 18 dollars.

On sent l’influence d’AirBnB…

C’est mieux qu’un AirBnB. Non seulement vous avez des espaces de restauration, un bar, mais vous allez rencontrer d’autres gens, des voyageurs qui sont là pour la même raison que vous, qui eux aussi construisent leur espace. C’est vrai, AirBnB a bousculé les règles. Il a répondu à une demande de gens qui avaient moins de moyens et qui recherchaient une expérience plus locale, avec des produits très différents. Qui aurait pensé, il y a 15 ans, que cela marcherait, que le voyageur aurait utilisé la douche de quelqu’un d’autre en se fiant aux avis de personnes qu’il ne connaît pas…

Devant cette réalité, l’hôtelier doit se secouer, changer d’état d’esprit. Pendant 40 ans, il a imposé à ses clients ses certitudes, ses produits, ses marques, sa restauration. On a appauvri le contenu de l’expérience par la standardisation. Aujourd’hui, le client a un besoin d’expériences uniques et personnalisées. Il est tellement informé qu’il veut être reconnu, identifié et compris. Il veut être surpris, avoir une expérience locale, sentir qu’il est à Maurice. Ce n’est donc plus le produit qui est roi mais le client lui-même, parce qu’il est désormais sur-informé. Il faut adopter un autre schéma de pensée axé sur le client. Les hôteliers doivent être en réaction à une demande et ne doivent pas rester enfermés dans leurs propres certitudes. La personnalisation, c’est la première caractéristique de l’hôtellerie d’aujourd’hui.

Au-delà d’AirBnB, de quelle façon le digital a reconfiguré le monde du voyage?

Aujourd’hui, l’industrie du voyage est la deuxième au monde. Elle représente un emploi sur 10. Dans les 20 prochaines années, ce sera un sur quatre. Cet essor, on le doit en grande partie au digital qui a reconfiguré l’industrie…

Voilà comment je vois le monde du tourisme aujourd’hui. Il y a trois paniers distincts d’acteurs. Le premier, c’est la nouvelle économie, les Trip Advisor, Booking.com, etc. Ces nouveaux acteurs enregistrent une croissance de 25 à 50% par an et deviennent de plus en plus dominants. Le deuxième panier d’acteurs, ce sont les huit grands groupes hôteliers mondiaux, ceux que j’appelle les « gorilles » : les géants américains (Hilton, Mariott, Intercontinental, Hyatt et Wyndham Worldwide), les Chinois (Jing Jang et China Lodging) et Accor. Nous réalisons entre 8 et 15% de croissance par an. Le troisième panier, ce sont tous les autres opérateurs hôteliers de taille plus faible qui ont entre un et 200 hôtels. Dans ce troisième panier, 10% ferment chaque année. Parce qu’ils n’ont ni la technologie, ni l’échelle, ni la possibilité d’attirer les meilleurs talents, ni l’argent nécessaires pour rester en concurrence avec les acteurs du digital.

Pour assumer tous les coûts, le chiffre d’affaires d’un hôtel doit augmenter au moins de 3-5% chaque année. Ce n’est pas toujours possible.  Le coût qui augmente le plus, c’est la technologie. La publicité sur les applications mobiles est cinq fois plus chère aujourd’hui qu’il y a 5 ans, parce que vous avez deux acteurs, Facebook et Google, qui dominent 70% de la publicité. Et ça c’est un véritable défi…

Le digital a-t-il déstabilisé les « gorilles » ?

En réalité, la croissance des « gorilles » tient, en partie, aux acquisitions et partenariats conclus avec les acteurs du troisième panier. C’est particulièrement vrai pour Accor. Depuis quatre ans, ces sociétés viennent frapper à notre porte. Nous entrons dans leur capital, elles gardent leur identité, et Accor peut offrir des marques nouvelles en phase avec la demande.

C’est ce qui s’est passé pour le Royal Palm Marrakech.

Royal Palm Marrakech est pour moi l’un des plus beaux hôtels du Maroc. C’est un produit sublime, d’une richesse et d’une intelligence incroyables. Nos équipes au Maroc et celles de Beachcomber se connaissaient. Elles ont discuté et reconnu qu’Accor pouvait apporter un savoir-faire local dont Beachcomber avait besoin, un savoir-faire essentiel à la réussite du projet. Notre alliance respecte la marque Royal Palm ; Beachcomber garde la propriété ; nous travaillons ensemble pour le développement immobilier. C’est un bel exemple de soutien entre acteurs hôteliers. Il y a des multitudes de type d’accords possibles. Pour s’aider, il faut se rencontrer, discuter, regarder comment on peut s’améliorer l’un l’autre.

Mais ce n’est pas uniquement les acquisitions qui permettent aux « gorilles » de s’en sortir… Se maintenir parmi les leaders mondiaux a impliqué des décisions très difficiles. Il a fallu vendre nos murs, pour devenir uniquement une société de service. Personne n’a les moyens de faire les deux.

Nous avons fait le choix de concentrer nos investissements sur nos marques et le lien et la rétention client, c’est-à-dire la technologie, le marketing, la data, les programmes de fidélité pour assurer le meilleur taux d’occupation… Les contrats de gestion nous permettent de nous concentrer sur notre coeur de métier. La fidélisation semble être une stratégie forte. Accor lance cette année un programme qui dépasse le séjour à l’hôtel pour inclure des avantages avec vos partenaires.

Pourquoi cet accent sur la fidélisation ?

Faire venir un client coûte de plus en plus cher. C’est un des principaux enjeux de l’hôtellerie aujourd’hui. Entre les dépenses en publicité digitale, les commissions à payer aux plateformes en ligne… Ce coût d’acquisition, il ne faut pas avoir à le payer deux fois, mais donner envie au client de revenir sans passer par les plateformes. La fidélisation a un coût aussi certes, en matière de service et de produit, mais c’est la réponse essentielle pour retenir ses clients. Chez Accor, 60% de nos clients viennent dans nos hôtels plus d’une fois.

L’autre priorité d’Accor a été la diversification. Diversification des destinations d’abord. Quand je me suis joint au groupe il y a cinq ans, 75 % de l’activité d’Accor était en Europe. Aujourd’hui, c’est moins de la moitié. 20%, en Asie, et le reste en Amérique latine et au Moyen Orient. Pour faire face à un problème dans une géographie, il faut être très fort ailleurs. C’est absolument fondamental.

Diversification des marques aussi. Pendant 40 ans, Accor a eu 12 marques. Aujourd’hui, nous en avons 38. Un portefeuille de marques dans l’hôtellerie, c’est exactement comme un groupe d’amis. Chacune d’entre elles représente quelque chose de différent, une relation spéciale. Chaque marque doit répondre à une demande, une attente de nos clients.

Nous nous sommes développés rapidement dans le luxe pour deux raisons. La première est la loyauté des clients, qui est beaucoup plus importante que dans les 3-4 étoiles. Ils veulent avoir la même chambre, leurs habitudes, être reconnus, appréciés et remerciés. Le luxe est moins impacté par les acteurs du digital. La deuxième raison, c’est que les contrats de gestion dans le luxe sont plus rentables que dans les 3-étoiles. Ces stratégies ont apporté beaucoup de sérénité à Accor.

Avec une palette de 38 marques, c’est plus facile d’offrir une variété d’expériences donc de personnaliser, comme vous le dites.

Certes, mais on peut et on doit le faire au sein d’un même hôtel. Un client asiatique et un client sud-africain n’ont pas les mêmes attentes. Les clients ne se ressemblent pas. L’hôtelier doit, au sein de son hôtel, avoir des unités de chambres, des restaurants, un accueil, de la restauration qui répondent de manière très différente à différents clients. Vous le faites déjà : les Chinois au petit-déjeuner ne mangent pas ce que mange un Européen. C’est certes compliqué : comment favoriser au sein d’une même salle de déjeuner, les Européens, les Sud-africains, les Asiatiques. Mais si chacun ne trouve pas ce qu’il veut, il ne reviendra pas.

Nous ne sommes pas encore parvenus à attirer durablement ce touriste chinois. Comment mieux saisir l’opportunité de ce marché ?

Je vais en Chine tous les deux mois depuis 5 ans ; en 20 ans, j’ai dû y aller plus d’une centaine de fois. Mais j’ai toujours beaucoup de difficultés à appréhender la culture chinoise, pour laquelle j’ai beaucoup d’admiration par ailleurs. La Chine est certes une opportunité colossale. Dans 10 ans, 200 millions de Chinois voyageront. Mais c’est une clientèle qui a des attentes spécifiques auxquelles il faut savoir répondre et s’adapter.

Accor est installé en Afrique et en Chine depuis 45 ans. Comment faites-vous ?

Une des règles que nous observons est de placer à la tête de tout établissement une personne de culture locale. Nous y parvenons à 80%. Avoir des responsables locaux et des équipes locales, c’est toujours mieux. Un autre principe est l’honnêteté : si Accor n’est pas capable d’offrir les performances que souhaite le propriétaire, nous le lui disons clairement. Mais nous acceptons de prendre des risques avec le propriétaire sur la durée. Nous n’avons jamais quitté un pays à cause de problèmes politique, économique ou sociologique. C’est quand les choses vont mal qu’il faut savoir être présent.

Et sur l’océan Indien, quels sont vos projets ?

Nous avons dans cette zone, une approche opportuniste. Pour le moment, notre priorité est le développement du Groupe dans les grandes villes. Reprenons l’exemple de notre nouveau concept Jo&Joe, nous allons le déployer dans les 300 grandes villes. Les jeunes veulent découvrir Rome, Sao Paulo…

Nous avons tendance à penser que nous sommes une destination protégée. Certains disent même que « Maurice se vend toute seule »…

Je n’y crois pas. Rien ne se vend seul. Aucune destination n’est unique. Ce n’est pas parce que vous êtes dominant sur un marché que vous êtes à l’abri pour les 20 prochaines années. Le monde de demain n’a rien à voir avec celui d’aujourd’hui. Il n’y a jamais eu autant d’instabilité. Si vous êtes bénis des dieux, par votre culture, votre géographie, cela vous donne simplement du temps additionnel pour faire les bons choix.

D’autres pays vont être découverts, grâce notamment aux acteurs du digital. L’Irak, la Birmanie, l’Inde, le Costa Rica, et beaucoup d’autres sans doute vont développer leur offre touristique à grande vitesse. J’ai visité Red Sea, en Arabie Saoudite. Sable blanc, lagon bleu… C’était extraordinaire.

Les clients répétitifs, n’est-ce pas une certaine garantie ?

Vous avez des clients captifs 15 jours par an et ils ont 70 ans ! Il faut rajeunir la clientèle, arrêter d’imposer le même prix, créer des plus petits espaces et diversifier l’offre de restauration. Vous devez surtout contrôler votre destination. Les acteurs du digital auront alors besoin de vous pour y accéder.Et vous pourrez ainsi accroître votre pouvoir de négociation.

Accor souffre-t-il d’un problème de main d’oeuvre, comme cela semble être le cas partout ?

Accor accueille 80 000 nouvelles recrues par an, et perd 50 000 personnes. En France uniquement, il y a 100 000 postes à pourvoir dans l’hôtellerie et la restauration. C’est un problème global, lié au modèle hôtelier. Chez Accor, on a l’avantage de pouvoir offrir la mobilité. Il y en a, chez nous, qui ont fait 20 métiers différents dans 8 pays différents. Il reste que la génération nouvelle est moins attirée par les contraintes des métiers de l’hôtellerie, qui est pourtant le plus bel ascenseur social. On y entre sans formation, on peut y exercer une multitude de métiers et y acquérir des qualifications. Des métiers dans lesquels les jeunes peuvent être reconnus, identifiés. Il faut pouvoir transmettre ce message à la jeunesse mauricienne. Je suis frappé de voir le regard de ces adolescents qui passent sur la plage. Il n’y a pas d’amertume ou de frustration envers les touristes. C’est un miracle. On ne le voit pas ailleurs. Les jeunes de Maurice ont parfaitement compris l’importance du tourisme dans l’économie locale. Ce sentiment envers l’hôtellerie est positif, vous pouvez construire dessus.

Face au désintérêt des jeunes, avez vous pris, au niveau d’Accor, des actions particulières ?

Une des actions que nous avons prises est de réallouer de l’espace aux collaborateurs. Lorsque le propriétaire hôtelier construit un établissement, il pense surtout au client, et pas suffisamment aux employés. Ils sont souvent épuisés. S’ils n’ont pas d’espace de récupération, ils ne sont pas motivés et répondront moins bien au client. Quand je voyage, je vais toujours voir les coulisses. C’est fondamental. Au niveau national, je travaille avec le gouvernement pour que l’hôtel soit diplômant. Nous voulons qu’après 3-4 ans chez Accor, l’employé ait un diplôme reconnu par les Etats où nous sommes présents. Nous avons l’une des plus grandes Académies au monde et formons 12 000 jeunes par an dans divers pays. De manière plus large, nous sommes très engagés en faveur de la parité. Nous visons 50% de femmes à la direction des hôtels. Nous en sommes à 35% mais nous progressons. L’hôtellerie doit faire de la place aux femmes. A travers notre réseau international Riise, nous travaillons par le biais du mentoring à promouvoir les talents féminins. Riise compte 14 000 membres, autant d’hommes que de femmes car notre conviction est que rien ne pourra progresser en termes de parité, d’équité sans le soutien des hommes.

Outre des qualités féminines, quelle compétence un hôtelier doit avoir aujourd’hui ?

La première qualité d’un opérateur hôtelier, c’est d’accepter la critique, admettre qu’il s’est peut-être trompé même quand il n’en est pas certain. Il doit comprendre le nouvel écosystème où tout est amplifié par les réseaux sociaux. Dans notre métier, il y a de moins en moins de « merci ». Vous n’y êtes sans doute pas sensible, parce que la particularité de votre hôtellerie, c’est que le séjour est en moyenne d’une dizaine de jours. Vous avez la capacite d’apprendre à connaître votre client, vous faire aimer, créé une relation avec eux, une réelle émotion. Un avantage certain. Quand un client passe moins de 2 nuits, vous avez moins le temps de faire ça.

Vous êtes à la tête de plus 4 800 hôtels. Pourquoi prendre des vacances à Maurice ?

J’ai bien d’autres moments pour visiter nos hôtels : depuis cinq ans, je voyage 260 jours par an, dans tous les pays où Accor est présent, pour rencontrer les collaborateurs et les propriétaires et pour sentir les opportunités, les cultures… Cela fait presque 30 ans que je viens en vacances à Maurice. Il y a beaucoup de générosité dans cette île. Et j’ai toujours été fidèle à Beachcomber. Ces hôtels ont une vraie émotion…